On a déjà beaucoup écrit sur la genèse des liens inconscient et conscient qui organisent le rapport père-fils et le rapport père-fille aux différentes phases de l’évolution psychologique de l’enfant, de l’adolescent et du jeune adulte: les psychanalystes en particulier y ont consacré une bonne part de leur réflexion théorique et de leurs travaux cliniques. Par contre, nous manquons encore d’études systématiques sur les origines et la mise en place de la relation père-enfant au cours du premier stade de la psychogenèse (la phase pré-oedipienne), période classiquement conçue comme dominée par l’importance de la mère. Dans le sillage de Lebovici (1983) et de Cyrulnik (1989), je voudrais contribuer à combler cette lacune et l’article qui suit se propose d’envisager quelques-unes des questions relatives à la nature du lien du jeune enfant à son père (tie to his father) et aussi, complémentairement, quelques-unes des questions relatives à la nature du lien originel du père à son enfant. C’est dire qu’on explorera seulement une petite partie du champ de ce qu’on a coutume d’appeler le sentiment filial d’un côté et le sentiment paternel de l’autre. C’est dire, par ailleurs, qu’on simplifiera les choses en distinguant d’une part ce qui relève de la théorie de l’attachement, d’autre part ce qui relève d’une approche multdimensionnelle de la présence et de l’influence précoces du père. Le mode d’abord privilégié dans l’ensemble de l’analyse et de la critique sera celui de la psychologie du développement.
Le lien de l’enfant à son père
Les modalités qualitatives de l’attachement
Après que le concept d’implication accrue du père se fût bien introduit dans la culture scientifique américaine (new nurturant father, increased involvement), après que l’utilisation de la situation étrange se fût banalisée (le protocole avait été mis au point par Ainsworth en 1978), on se demanda logiquement si le type d’attachement mis à jour avec la mère (type B: secure, sécurisé ou en sécurité; types A et C : insecure avoidant, insécurisé évitant et insecure resistant, insécurisé ambivalent) était identique ou différent lorsque, 6 mois avant ou 6 mois après, on plaçait le même enfant en contexte paternel. Cette question posée au début des années 1980 n’était pas anodine car le contenu de la réponse pouvait inciter les uns à soutenir que le type d’attachement (A, B ou C) à une personne dépendait de la nature de la relation nouée antérieurement avec cette personne: il conviendrait dans ce cas de mettre l’accent sur les différences de classification entre les duos mère-enfant et pèreenfant; le contenu de la réponse pouvait inciter les autres à soutenir que le type d’attachement à une personne dépendait surtout du tempérament de l’enfant: dans ce cas on porterait prioritairement attention aux ressemblances entre les deux duos. Dans un premier temps, les conclusions tirées des travaux simultanés de Main et de Grossmann allaient plutôt dans le sens de la conception relationnelle (en d’autres termes, existentielle). Le type d’attachement d’un enfant semblait déterminé par l’histoire de vie familiale puisque le taux de non concordance entre les deux duos s’avèrait assez élevé: 36 cas sur les 61 étudiés par Main (1981); 26 cas sur les 46 étudiés par Grossmann (1981). On peut imaginer que ces deux chercheurs ne donnaient pas alors beaucoup d’importance au fait que les cas de concordance atteignaient déjà sur leurs propres données une proportion de plus de 40%! Cette perspective constructiviste a toujours eu la préférence de Main: en 1998, elle se prononçait encore en faveur de la thèse de « l’indépendance entre la classification de la situation étrange à la mère et celle au père » (Main, 1998). Après les années 1980-85, cette thèse de l’indépendance a été contredite par au moins trois groupes d’observateurs. D’abord par Belsky et Rovine (1987), ces chercheurs objectant que la situation étrange permettait de différencier deux composantes: une composante tempéramentale qui serait propre à l’enfant (pris comme invariant) et donc identique avec chaque parent, une composante relationnelle qui serait propre à l’histoire singulière des interactions et donc pas nécessairement semblable en contexte maternel et en contexte paternel. Ensuite par Fox, Kimmerly et Schafer (1991) auteurs d’une méta-analyse dans laquelle la règle de la concordance inter-parentale valait pour 393 cas sur 672 : cette forte proportion de similitude entraîna les auteurs à mettre l’accent sur l’importance du tempérament de l’enfant et à soutenir la thèse constitutionnaliste. Enfin par Van Ijzendorn et De Wolff (1997), auteurs d’une nouvelle méta-analyse venant renforcer la thèse de la concordance inter-parentale: ici, le nombre de similitudes devenait nettement majoritaire, 588 cas sur 950. Au vu des données chiffrées, on aurait tendance à penser que la thèse constitutionnaliste est de plus en plus accréditée par les études comparatives mais doit-on trancher uniquement à partir du « statistiquement significatif »? Sûrement pas ! En 2001, la solution de sagesse consiste sans doute à s’en tenir à l’idée qu’il existe « une spirale de transactions entre le tempérament du nouveauné, la sensibilité du parent (et donc les interactions avec son enfant) et la qualité de l’attachement », interprétation que Crittenden dès 1995 (in Karmaniola, 2002) et Balleyguier en 1998 appliquent à la relation mèreenfant et qui pourrait valoir aussi pour la relation père-enfant. L’hypothèse semble tout à fait plausible mais il faut poursuivre la recherche avant de se prononcer avec plus de certitude sur une question idéologiquement aussi chargée (retour au vieux débat sur l’influence relative de l’inné et de l’acquis).
Le lien de l’enfant à son père
C’est bien sûr pour faire écho à l’intitulé de l’article fondateur de Bowlby (Le lien de l’enfant à sa mère, 1958) que j’ai choisi le titre de cette première partie. Un titre dont l’accent provocateur est moindre qu’il n’y paraît à première vue car il y a bien longtemps que la théorie de l’attachement a cessé d’être réduite à une simple conception scientifique des origines du lien à la mère et qu’elle a commencé à faire mention du lien au père (Neyrand, 2000). Sous l’impulsion de Schaffer et Emerson (1964) créateurs de la notion d’attachement multiple, puis d’Ainsworth (1967) créatrice de la notion de hiérarchie des figures, Bowlby a rapidement admis que, aux âges de 12 ou 18 mois, le bébé pouvait trouver en son père une figure d’attachement... son père, au même titre que ses grands parents, ses frères ou ses soeurs, plus généralement toute personne vivant dans l’entourage de l’enfant et prenant part aux activités de « soins » (caregiving). L’ouvrage majeur de Bowlby (1969) confirme la priorité habituelle de la « figure maternelle» comme base de sécurité mais il n’est plus question cette fois de «monotropie», à savoir d’exclusivité maternelle. L’auteur montre qu’il a su assouplir sa position doctrinale de 1958 et qu’il ne réserve plus la fonction de protection et de consolation à la seule mère. Les études expérimentales inaugurées par Kotelchuck au début des années 1970 (Lester, Kotelchuck, Spelke et al., 1974; Cohen et Campos, 1974; Ross, Kagan, Zelazo et al., 1975; Feldman et Ingham, 1975) ont confirmé qu’en contexte paternel on pouvait observer la réaction de protestation lors de courtes séparations provoquées et la réaction d’apaisement lors des retrouvailles (cette découverte nous semble d’une grande banalité aujourd’hui mais, en 1970, elle prenait la forme d’un véritable scoop scientifique !). Dès cette époque aussi a germé l’idée que le moyen le plus approprié à la mise en évidence des spécificités paternelles dans ce domaine était l’utilisation du paradigme de la comparaison des interactions mère-bébé et père-bébé. Ce rappel historique étant clos, je vais examiner les avancées successives de la recherche relative au problème de l’attachement de l’enfant à son père : les découvertes essentielles seront regroupées autour de cinq sous-thèmes (1 à 5).
Les degrés du pouvoir de consolation
La première question qu’on s’est posée aux USA portait sur l’efficacité comparée du soutien émotionnel apporté par les deux parents: le père est-il aussi réconfortant que la mère quand l’enfant manifeste le désir d’être rassuré? Cette question émergeait dans un contexte sociologique encore marqué par une forte séparation des rôles parentaux: mère nourricière, quasiment confinée dans les tâches domestiques et les soins aux enfants (houseworker); père pourvoyeur économique, presque uniquement investi dans le monde extra-familial (breadwinner). Dès lors, on ne surprendra personne en signalant que la réponse donnée en 1975-1980 était à double détente: plutôt positive quand on faisait référence aux situations banales de la vie quotidienne (le bébé appréciant d’être câliné par ses deux parents) ; plutôt négative lorsqu’on évoquait les situations difficiles à supporter par l’enfant (fatigue, maladie, présence d’une personne peu familière ou inconnue). Dans ces derniers cas affirmait Lamb (1977), la « supériorité » de la mère ne faisait plus de doute: s’il pouvait choisir, c’est vers la mère et non vers le père que l’enfant se réfugiait en priorité. Les observations d’alors venaient finalement confirmer le point de vue initial d’Ainsworth: le plus souvent, c’est la mère qui incarne la figure d’attachement « principale » et le père vient au second rang. Lamb fut même conduit à admettre que cette règle valait aussi dans les cas où le bébé avait bénéficié d’un investissement accru du père (primary caregiver): c’est du moins la conclusion qui s’imposait dans l’étude des familles suédoises où le congé parental avait été pris par le père et où ce dernier avait donc fait preuve d’une implication soutenue (Lamb, 1983). Le caractère materniste des conceptions de l’attachement était encore nettement prévalent à cette époque: on en trouvera la preuve dans le fait que lors du célèbre colloque épistolaire organisé par Zazzo en 1974, aucun des cliniciens ou des chercheurs invités n’a évoqué le problème de l’attachement de l’enfant humain à son père (seul Harlow fit allusion à l’existence d’un système d’affection paternel...chez les singes). En 1974, l’heure des pères n’avait pas encore sonné !
Les modalités qualitatives de l’attachement
Après que le concept d’implication accrue du père se fût bien introduit dans la culture scientifique américaine (new nurturant father, increased involvement), après que l’utilisation de la situation étrange se fût banalisée (le protocole avait été mis au point par Ainsworth en 1978), on se demanda logiquement si le type d’attachement mis à jour avec la mère (type B: secure, sécurisé ou en sécurité; types A et C : insecure avoidant, insécurisé évitant et insecure resistant, insécurisé ambivalent) était identique ou différent lorsque, 6 mois avant ou 6 mois après, on plaçait le même enfant en contexte paternel. Cette question posée au début des années 1980 n’était pas anodine car le contenu de la réponse pouvait inciter les uns à soutenir que le type d’attachement (A, B ou C) à une personne dépendait de la nature de la relation nouée antérieurement avec cette personne: il conviendrait dans ce cas de mettre l’accent sur les différences de classification entre les duos mère-enfant et pèreenfant; le contenu de la réponse pouvait inciter les autres à soutenir que le type d’attachement à une personne dépendait surtout du tempérament de l’enfant: dans ce cas on porterait prioritairement attention aux ressemblances entre les deux duos. Dans un premier temps, les conclusions tirées des travaux simultanés de Main et de Grossmann allaient plutôt dans le sens de la conception relationnelle (en d’autres termes, existentielle). Le type d’attachement d’un enfant semblait déterminé par l’histoire de vie familiale puisque le taux de non concordance entre les deux duos s’avèrait assez élevé: 36 cas sur les 61 étudiés par Main (1981); 26 cas sur les 46 étudiés par Grossmann (1981). On peut imaginer que ces deux chercheurs ne donnaient pas alors beaucoup d’importance au fait que les cas de concordance atteignaient déjà sur leurs propres données une proportion de plus de 40%! Cette perspective constructiviste a toujours eu la préférence de Main: en 1998, elle se prononçait encore en faveur de la thèse de « l’indépendance entre la classification de la situation étrange à la mère et celle au père » (Main, 1998). Après les années 1980-85, cette thèse de l’indépendance a été contredite par au moins trois groupes d’observateurs. D’abord par Belsky et Rovine (1987), ces chercheurs objectant que la situation étrange permettait de différencier deux composantes: une composante tempéramentale qui serait propre à l’enfant (pris comme invariant) et donc identique avec chaque parent, une composante relationnelle qui serait propre à l’histoire singulière des interactions et donc pas nécessairement semblable en contexte maternel et en contexte paternel. Ensuite par Fox, Kimmerly et Schafer (1991) auteurs d’une méta-analyse dans laquelle la règle de la concordance inter-parentale valait pour 393 cas sur 672 : cette forte proportion de similitude entraîna les auteurs à mettre l’accent sur l’importance du tempérament de l’enfant et à soutenir la thèse constitutionnaliste. Enfin par Van Ijzendorn et De Wolff (1997), auteurs d’une nouvelle méta-analyse venant renforcer la thèse de la concordance inter-parentale: ici, le nombre de similitudes devenait nettement majoritaire, 588 cas sur 950. Au vu des données chiffrées, on aurait tendance à penser que la thèse constitutionnaliste est de plus en plus accréditée par les études comparatives mais doit-on trancher uniquement à partir du « statistiquement significatif »? Sûrement pas ! En 2001, la solution de sagesse consiste sans doute à s’en tenir à l’idée qu’il existe « une spirale de transactions entre le tempérament du nouveauné, la sensibilité du parent (et donc les interactions avec son enfant) et la qualité de l’attachement », interprétation que Crittenden dès 1995 (in Karmaniola, 2002) et Balleyguier en 1998 appliquent à la relation mèreenfant et qui pourrait valoir aussi pour la relation père-enfant. L’hypothèse semble tout à fait plausible mais il faut poursuivre la recherche avant de se prononcer avec plus de certitude sur une question idéologiquement aussi chargée (retour au vieux débat sur l’influence relative de l’inné et de l’acquis).