Valeurs, représentations et pratiques des français et des jeunes
Rapport prospectif réalisé en mai 2000
Dominique Desjeux, Professeur d'Anthropologie sociale et culturelle
à l'Université Paris 5-Sorbonne, Directeur scientifique d'Argonautes
www.argonautes.fr
Rapport prospectif réalisé en mai 2000
Dominique Desjeux, Professeur d'Anthropologie sociale et culturelle
à l'Université Paris 5-Sorbonne, Directeur scientifique d'Argonautes
www.argonautes.fr
Introduction
L’histoire d’une société peut se découper en une série de cycles en termes de pratiques sociales, de comportements démographiques et d’imaginaires collectifs. Ces cycles expliquent que l’on voit souvent réapparaître sous des formes nouvelles des phénomènes que l’on croyait disparus. C’est pourquoi l’on attribue souvent, à tort, un caractère de nouveauté à un phénomène déjà ancien. C’est grâce à ces cycles, et à l’imaginaire du passé qui les structure, que l’on peut comprendre une partie du présent et du futur, même si l’ampleur de leur courbe et leur périodisation n’est ni mécanique, ni déterministe.
1. Une remontée possible à la fois du célibat et du mariage sous de nouvelles formes encore en voie de construction
On peut se demander par exemple si la remontée du célibat et « la vie en solo » pour les femmes, pour reprendre l’expression du sociologue Jean-Claude Kaufmann (1999), aujourd’hui, est un phénomène nouveau ou s’il est la résurgence d’un phénomène plus ancien. Il semble que la période 1970-1990 représente une exception avec une « quasi disparition du célibat » (H. Mendras, 1990). Ce qui est ancien, c’est l’importance du célibat dans d’autres périodes de l’histoire, la plus connue étant celle du célibat monastique au Moyen-Âge. Ce qui semble plus nouveau, par son ampleur, c’est l’importance de la vie seul dans les grandes villes. Dans « Paris intra-muros, un ménage sur deux ne compte qu’une personne » (H. Mendras, 1990). Ceci montre que la valeur accordée à la vie de couple, au mariage ou au divorce, au concubinage, aux enfants dans ou hors mariage, à la cohabitation ou à la décohabitation (c’est-à-dire le fait que les enfants puis les jeunes habitent ou non avec leurs parents) peut varier et se retourner sur une vingtaine d’années.
Ainsi au 19ème siècle, « les célibataires et les enfants naturels étaient nombreux (40% des naissances étaient « illégitimes » à Paris au milieu du 19ème siècle), le concubinage, plus ou moins stable, était très répandu » (H. Mendras, 1990). De même, une monographie sur un village normand au milieu du 18ème siècle montre que, s’il existait peu d’enfants illégitimes, 20 % des femmes qui se mariaient était enceintes, et donc que les relations pré-maritales étaient une pratique courante (McKay et alii, 1999). Or relations sexuelles pré-maritales, enfants illégitimes et concubinages n’étaient pas spécialement une valeur sociale dans la France catholique des années soixante, juste avant mai 68 (D. Desjeux, 1998).
Ceci veut dire que la remontée de valeurs plus traditionnelles, liées à la vie privée, à l’éducation des enfants ou aux codes des bonnes manières, n’est pas à exclure dans les 5 à 10 ans à venir pour la population ayant aujourd’hui entre 20 et 30 ans. Célibat et mariage (quelle que soit leur forme juridique concrète, notamment sous forme de PACS) peuvent donc réapparaître comme des valeurs positives, et comme des pratiques, dans les proches années à venir. Leur sens pour chacun peut varier, depuis le refus de faire des enfants dans un monde qui semble absurde, jusqu’à la peur de l’autre, du même ou de l’autre sexe, en passant par des contraintes sociales diverses.
2. Les objets de la consommation marquent à la fois le passage, l’appartenance et la distinction sociale
La durée de chaque cycle n’est pas mécanique, même si elle recoupe en partie l’écart entre deux générations, soit entre 20 et 35 ans. Surtout, ces périodes peuvent se ramener à une constante, celle de la gestion antagoniste de quatre grandes dynamiques sociales : celle de l’organisation des passages tout au long des étapes du cycle de vie ; celle de la construction identitaire de la ou des appartenances sociales ; celle de l’affirmation de la distinction sociale ou de la différence culturelle ; et celle de la production à la fois des innovations et de la reproduction des valeurs ou des mécanismes sociaux.
Ces dynamiques sont des outils anthropologiques intéressants de positionnement de produits ou services, anciens ou nouveaux[1]. Un objet, au sens large de produit ou service, peut-être utilisé comme un marqueur de passage, d’appartenance ou de distinction sociale. C’est bien connu pour les vêtements, la musique, le parler ou la façon de manger des adolescents (Lionel Fanardjis, 1997 ; Sophie Taponier, 1999). La sortie du cycle scolaire, à la fin du collège, peut s’accompagner de changements significatifs pour un adolescent, comme le fait de ne plus parler verlan (David Lepoutre, 1997), ou de changer de style de musique ou de T-shirt[2]. Pour les jeunes entre 20 et 30 ans, les changements de boisson alcoolisée, de recette culinaire (Isabelle Garabuau-Moussaooui, 1999) ou de style de film, sont liés aux passages d’un groupe d’appartenance à un autre ou, en couple, au changement de partenaire. Ces évolutions sont elles-mêmes liées aux changements d’université, pour ceux qui y vont, ou à la mobilité spatiale liée à la recherche d’un travail pour les autres. Les « objets » comme marqueurs de passage se retrouvent aussi aux dernières étapes du cycle de vie, au moment de la retraite, avec l’arrivée d’une mobilité plus réduite ou de certains handicaps liés à l’âge, comme les lunettes de presbytie vers la cinquantaine ; ou encore le fait d’arrêter de conduire une voiture et d’avoir à adopter l’usage d’une canne blanche, voire d’une chaise roulante (S. Taponier, I. Ras, D. Desjeux, 1999).
Pour les autres clivages, de classe, de sexe ou ethnico-culturel, ce type d’approche est plus ou moins accepté par les chercheurs et les études marketing en fonction des produits ou des services. Et pourtant il est possible de repérer des marchés « ethniques » spécifiques comme celui de la viande d’agneau ou des bijoux en or pour une partie de la population vivant en France et d’origine méditerranéenne, ou encore des marchés alimentaires, des marchés de la communication, etc., en fonction des modèles ethnico-culturels (Argonautes) ; ou des marchés lié aux stratifications sociales, en termes de niveau scolaire, de revenu et de capital de réseau social, comme celui du déménagement, par exemple, plus fréquent chez les cadres moyens et supérieurs (D. Desjeux, A. Monjaret, S. Taponier, 1998), ou les marchés du luxe, voire aussi pour les différents segments du téléphone mobile ou des usages d’Internet, etc.
Ces quatre dynamiques influencent les modes de vie, la sociabilité familiale, amicale et professionnelle, ainsi que les rapports au corps, au sexe, à l’alimentation ou à la santé, tout autant que les représentations du risque qui structurent implicitement toute vie sociale. Ce qui varie, ce sont les contenus des rites de passage, l’importance que chaque phénomène prend en fonction des appartenances et des clivages sociaux, et la forme des institutions chargées de prendre en charge cette dynamique : la famille, l’école, l’armée, l’église, les entreprises ou l’Etat.