Les Réflexions sur l’éducation d’Emmanuel Kant ont été élaborées entre 1776 et 1787. Il
s’agit des notes d’un cours de pédagogie que le philosophe fut appelé à professer à plusieurs
reprises. Le texte ci-dessous en est extrait.
« L’art de l’éducation, ou la pédagogie, doit devenir raisonné, s’il doit développer la nature humaine de telle sorte que celle-ci atteigne sa destination. Des parents, qui eux-mêmes ont été éduqués, sont déjà des exemples, d’après lesquels les enfants se forment, et d’après lesquels ils se guident. Mais si ces enfants doivent devenir meilleurs, il faut que la pédagogie devienne une étude ; car autrement il n’en faut rien attendre et un homme que son éducation a gâté sera le maître d’un autre. Il faut dans l’art de l’éducation transformer le mécanisme en science, sinon elle ne sera jamais un effort cohérent, et une génération pourrait bien renverser ce qu’une autre aurait déjà construit.
Voici un principe de l’art de l’éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d’éducation devraient avoir sous les yeux : on ne doit pas seulement éduquer des enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après son état futur possible et meilleur, c’est-à-dire conformément à l’Idée de l’humanité et à sa destination totale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu’un meilleur état put en sortir dans l’avenir. Toutefois deux obstacles se présentent ici :
1) Ordinairement les parents ne se soucient que d’une chose : que leurs enfants réussissent bien dans le monde, et 2) les princes ne considèrent
leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins. Les parents songent à la maison, les princes songent à l’Etat. Les uns et les autres n’ont pas pour but ultime le bien universel et la perfection à laquelle l’humanité est destinée, et pour laquelle elle possède aussi des dispositions ».
KANT, Réflexions sur l'éducation, introduit et traduit par Alexis Philonenko © Librairie
philosophique J. Vrin, Paris, 1867, et pour l'édition de poche, 1993, 1996, 2004,
http://www.vrin.fr.
La première idée du philosophe est d’assigner à l’éducation sa fin, comme un développement de la nature humaine selon sa destination d’être raisonnable. Le développement des moyens nécessaires est soumis à cette fin. La fin n’est pas un état arrêté qu’il faudrait atteindre, une essence définie qu’il faudrait réaliser ou accomplir. La destination n’est pas un état donné. L’humanité comme fin de l’éducation ne réside pas dans un contenu (un modèle à mettre en place), elle est un mouvement indéfini vers un meilleur toujours à venir. L’image de l’horizon vers lequel il faut tendre sans jamais l’atteindre exprime ce mouvement ouvert de la perfectibilité. L’humanité est toujours « à venir ». Une éducation rationnelle, raisonnée, méthodique doit être au service de ce progrès, de cette progression. Et nulle progression selon la destination raisonnable ne serait possible sans l’horizon lointain qui donne sens au mouvement et ordonne l’effort. Chacun aura sans doute souligné au passage la phrase qui concentre tout le propos : On ne doit pas seulement éduquer des enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après son état futur possible et meilleur, c’est-à-dire conformément à l’Idée de l’humanité et à sa destination totale. Il s’agit d’une Idée et d’un idéal dont il faut faire un usage régulateur (ils guident la conduite éducative) et non constitutif (ils ne constituent pas un « programme » à réaliser, une définition de l’humain à programmer).
Kant n’est pas naïf ; il sait bien que le mouvement naturel des parents comme des responsables politiques est de vouloir éduquer selon les besoins du présent (adaptation) ; mais il nous averti qu’à borner l’éducation à ce présent et aux commandements du moment, à se priver d’horizon et de projet de dépassement, on détourne l’éducation de son essence et de sa vocation, de sa fonction d’atelier de l’humanité.